CHAPITRE XI

Dans le bureau tranquille de la « Californian Trust Investment » Malko faisait son rapport à l’amiral Mills, grâce à son téléphone « codeur-décodeur ».

Il conclut :

— La seule chose certaine est qu’il se trouve un important réseau d’espionnage chinois communiste à San Francisco. Nous en avons détruit certains éléments mais les chefs sont toujours en liberté et j’ignore où ils se cachent et surtout quelle est leur activité. Je sais maintenant, par Fu-Chaw lui-même que le « lavage de cerveaux » collectif qui nous donne tant de soucis a un rapport direct avec cette organisation, mais lequel ?

« Fu-Chaw est mort, le teinturier est mort, les jumelles ont disparu, et nous ne savons toujours pas ce que nous cherchons…»

L’amiral Mills grogna. Depuis longtemps la C.I.A. s’était aperçue que les Asiatiques utilisaient parfois de jolies femmes pour des rôles plus importants que la simple séduction. Souvent ces beautés étaient même plus fanatiques que les hommes.

— Faites ce que vous voulez, mais réussissez, dit l’amiral. J’ai des comptes rendus de plus en plus pessimistes sur ce lavage de cerveaux.

— Il y a un million d’habitants à San Francisco, fit respectueusement remarquer Malko. Et je cherche seulement deux Chinoises qui ne doivent prendre aucun risque.

L’amiral se racla la gorge.

— Je vais faire diffuser un avis de recherche pour le F.B.I. On ne sait jamais.

— Il faudrait vider Chinatown maison par maison, remarqua Malko, et encore. Les Jaunes, ce n’est pas ce qui manque dans cette région.

Il raccrocha. Il n’avait pas parlé à l’amiral de son souci numéro un qui était de retrouver Lili Hua. En dépit de son silence et de la férocité de leurs adversaires, il conservait un très faible espoir. Car elle ne devait pas les intéresser. En tous cas, elle savait quelque chose, sinon elle aurait reparu. Sa tendresse lui manquait, et aussi, un peu, l’admiration aveugle qu’elle lui avait vouée. Et il se sentait coupable.

Ils retournèrent à l’hôtel. Il y avait un message de Richard Hood. Malko rappela immédiatement.

— J’ai peut-être quelque chose d’intéressant, dit le chef de la police. Nous avons interrogé toutes les stations d’essence à propos des deux bagnoles. Or, le type d’une station Chevron, à South San Francisco se souvient d’avoir vu la Ford crème avec une Chinoise à l’intérieur. Elle s’est arrêtée pour téléphoner et elle est repartie aussitôt. Les heures correspondent…

Malko nota l’adresse. Son cœur battait plus vite. Ainsi, Lili avait tenté de le joindre. Pour une raison inconnue elle n’y était pas arrivée. Or, l’endroit d’où elle avait téléphoné se situait exactement entre sa rencontre sur le freeway avec la voiture de patrouille et Guadaloupe Road où on avait retrouvé la voiture abandonnée…

Il raccrocha, expliqua la situation aux gorilles et les trois hommes filèrent sur South San Francisco.

La voiture entra si vite dans la station Chevron et Jones en descendit si brutalement que le pompiste mit les deux mains sur sa sacoche. Rassuré, il répéta le peu qu’il savait, avec une description précise de Lili, et la direction sur laquelle elle était partie. Il ne savait rien d’autre.

Malko le remercia. La Ford repartit tout doucement, dans la direction indiquée. Pendant une heure, ils tournèrent dans les rues tranquilles de South San Francisco, sans trouver le moindre indice. C’était un faubourg sans histoires. Et pourtant, Lili Hua s’y était volatilisée. Deux fois, ils étaient passés devant une grande grille sur laquelle était écrit en lettres d’or : « Jardin des Multiples Félicités. » De chaque côté, des inscriptions en caractères chinois devaient répéter le nom.

Découragés, ils revinrent à la station d’essence Chevron. Quelque chose tracassait Malko. Il demanda au pompiste :

— Qu’est-ce que c’est que le Jardin des Multiples Félicités ?

— Oh, c’est un cimetière de chinetoques, dit le jeune homme. Un truc pour milliardaires…

Malko remercia et remonta dans la voiture.

— Faisons demi-tour, ordonna-t-il à Jones et allons jeter un coup d’œil sur ce cimetière…

Le gorille le regarda, inquiet.

— Non, je ne suis pas fou, dit Malko. Mais vous n’avez pas remarqué que ce cimetière est le seul endroit dans ce coin, où il y ait des Chinois même s’ils sont morts. Il doit bien y avoir des vivants pour s’occuper des morts…

Cinq minutes plus tard, ils étaient devant la grille. Sur le pilier de gauche clignotait une inscription « Ouvert jusqu’à minuit ». C’était un cimetière comme on n’en trouve qu’en Californie. Cela tient du jardin public, du lotissement immobilier et surtout de l’escroquerie. S’y faire enterrer coûte entre 3,000 et 6.000 dollars. A condition de payer, on peut y demander n’importe quoi, une piscine sur sa tombe, un feu d’artifice tiré à chaque anniversaire de votre mort ou la reproduction exacte de la pyramide de Chéops. Tout est à vendre, pour l’éternité.

La Ford s’engagea lentement dans l’allée centrale. Un Bouddah de pierre grise haut comme une maison de six étages étendait deux bras protecteurs sur les premières rangées de tombes.

Jones stoppa et déchiffra l’inscription du socle : il s’agissait du très sage – il était mort milliardaire – Sun Yat-Lan qui avait eu l’idée de créer le Jardin des Multiples Félicités. En glissant une pièce de 25 cents dans une fente, une bande magnétique récitait quelques-unes de ses maximes favorites…

— Continuons, dit Malko.

Ils remontèrent l’allée de l’Amour Fraternel, puis celle de la Foi Triomphante pour s’arrêter en face du Jardin du Souvenir. C’était un enclos où on apercevait de nombreux mausolées de marbre blanc. Un écriteau expliquait que seuls les possesseurs d’une concession avaient le droit d’y entrer, avec une clef d’or.

L’enclos était en forme de cœur…

— C’est pas un cimetière, c’est une mine d’or, dit Milton. Le type qui tombe raide ici, y ruine toute sa famille jusqu’à l’an 2000…

Malko ne quittait pas des yeux le bâtiment central vers lequel ils se dirigeaient. C’est peut-être là que se trouvaient Lili et ceux qui l’avaient enlevée.

Ils stoppèrent sur la place des Pins Murmurants, en face de l’entrée. Aussitôt, une ravissante Chinoise jaillit de la porte et s’avança vers la voiture.

Pour un cimetière, c’était une apparition assez inattendue. Elle était vêtue d’une sorte de robe-blouse en nylon ajustée à la poitrine et aux hanches, assez transparente pour qu’on devine ses dessous. Et sa démarche ondulante n’avait rien d’un convoi funèbre.

— Hello ! commença-t-elle.

Soudain, elle se rendit compte qu’elle avait affaire à des Blancs et son visage se ferma.

— Je suis navrée, dit-elle d’un ton sec, mais le Jardin des Multiples Félicités est réservé aux membres de la religion bouddhiste.

Malko ne voulut pas insister.

— Nous sommes désolés, c’est une erreur, dit-il.

Jones, en tournant, lança à la Chinoise :

— On voulait seulement savoir si vous feriez un prix de gros, pour nous trois.

Elle le foudroya du regard et fit demi-tour, faisant crisser le gravier sous ses hauts talons.

— Si on m’en met une comme ça dans mon cercueil, dit Milton Brabeck, je commence mes versements tout de suite.

Au moment où ils refranchissaient la grille, un Chinois qui avait l’air d’un hideux petit insecte noir, sortit de derrière le Bouddha et leur jeta un coup d’œil perçant.

Ils reprirent la route de San Francisco. En silence. Cela faisait beaucoup de coïncidences. Maintenant, Lili Hua disparaissait près d’un cimetière chinois.

Même l’atmosphère cossue et sereine du Mark Hopkins n’arriva pas à dissiper la gêne des trois hommes. Ils se sentaient affreusement coupables, surtout Malko.

Les gorilles filèrent au bar To of the Mark, en haut de l’hôtel et Malko se fit monter dans sa chambre une bouteille de vodka.

Ce cimetière l’intriguait. Les établissements de cette espèce étaient courants en Californie, mais c’était quand même étrange que Lili ait disparu dans ces parages. Et la Chinoise qui les avait reçus les avait éconduits un peu trop brutalement.

Malko resta un long moment accoudé à sa fenêtre. C’était bon d’être vivant. Le Pacifique n’avait pas une ride et les grands buildings modernes brillaient sous le soleil. Les poutrelles rouges de minium de la Golden Gate se découpaient comme un jeu de construction géant. À droite, la silhouette étrange de la « coit tower » rappelait que San Francisco avait toujours été une ville sans foi ni loi, en dépit de son nom angélique.

Cinquante ans plus tôt, dans les couloirs du Mark Hopkins, on se battait au pistolet pour les femmes et il y avait un tripot au sous-sol.

Le téléphone sonna.

Malko décrocha.

Il y eut un instant de silence dans l’appareil, puis un grésillement et, brusquement la voix de Lili Hua, haletante, effrayée mais très reconnaissable.

— Malko ?

— Oui ?

— Je ne peux pas parler longtemps. Je suis prisonnière. Il faut que tu viennes me chercher. Ce soir, un ami te retrouvera au bar de l’hôtel Fairmont, tout en haut. Sois là à huit heures. Il te conduira jusqu’ici. Je t’en prie…

— Mais…

La communication était coupée. Malko rappela tout de suite le standard, demandant l’origine du coup de fil.

— Impossible de le savoir, répondit la standardiste. C’était une communication urbaine automatique.

Malko se versa un grand verre de vodka. Brusquement, il était plein de joie de vivre. Lili était vivante. Les autres allaient s’en servir pour l’attirer dans un piège. Il suffisait de déjouer leur plan et il récupérerait Lili vivante. Il sourit tout seul. Ce serait un moment merveilleux. Décidément, il était romantique envers et contre tout.

Mais quelque chose ne collait pas dans ce rendez-vous qui ne pouvait être qu’un piège : le lieu.

L’hôtel Fairmont, concurrent du Mark Hopkins, était de l’autre côté de California Street. Au dernier étage, il y avait un bar somptueux, dominant toute la ville. Tout le centre, monté sur un plateau électrique, tournait lentement pour que les clients puissent admirer le panorama complet sans bouger de leur siège. Et comme l’éclairage était réduit au minimum, c’était le coin rêvé pour rendez-vous galant.

Mais pas pour un meurtre.

Il n’y avait qu’un seul accès, l’ascenseur. Si un tueur guettait Malko, il n’avait aucune chance de s’échapper.

Malko avait beau se creuser la tête, il ne voyait pas pourquoi on lui fixait ce rendez-vous qui ne pouvait être qu’un guet-apens. À moins qu’il n’y ait vraiment quelqu’un au rendez-vous et qu’on l’emmène autre part.

On tenterait peut-être de l’empoisonner. C’était facile avec une fausse serveuse…

Il interrompit ses réflexions pour appeler Jones et Brabeck.

— Il y a du nouveau, dit Malko.

Il résuma aux gorilles le mystérieux coup de téléphone.

— Vous devriez mettre une armure, fit Jones.

Malko commençait à se demander s’il n’allait pas se trouver nez à nez avec un tueur qui lui viderait un chargeur dans le ventre quitte à être transformé en écumoire par l’artillerie des gorilles. Les kamikazes, c’est une spécialité asiatique.

Malheureusement, il devait affronter ce risque. Il prit le pistolet offert par la C.I.A.

Son silencieux incorporé lui donnait une allure étrange avec un gros renflement au bout du canon. Il l’utilisait le moins souvent possible.

Mais on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Et Malko n’avait pas du tout envie de terminer ses jours à San Francisco, au Jardin des Multiples Félicités.

Il expliqua la situation aux gorilles.

— Chris va monter le premier là-bas. Il inspectera la salle. Milton restera en bas pour surveiller l’ascenseur, pour qu’il ne m’arrive pas une douzaine de tueurs sur le dos. Et puis on verra bien.

Malko se changea rapidement, glissa son pistolet dans sa ceinture et jeta un coup d’œil à la glace. On ne voyait rien.

Chris et Milton étaient déjà dans le hall. Eux étaient moins discrets. Chris avait l’air d’avoir des verrues géantes dans le dos. C’était sa paire de colts. Quant à Milton, il se tenait un peu penché en avant pour dissimuler l’énorme bosse de son colt 357 Magnum qui lui faisait un ventre de femme enceinte.

C’était l’heure de pointe et California Street n’était qu’un flot ininterrompu de voitures. Ils durent attendre près de cinq minutes pour traverser.

Pendant que Chris filait vers l’ascenseur, Milton et Malko inspectèrent le hall cossu, tapissé de moquette à fleurs. Mais c’était presque impossible de trouver un suspect dans cette foule grouillante et bigarrée de gens en tenue de soirée. Il y avait bien une Chinoise mais elle avait largement dépassé la cinquantaine.

Malko dut arracher Milton Brabeck à la contemplation d’une Buick « Toronado » rouge taureau exposée au milieu du hall, comme premier lot d’une loterie. Ils avaient convenu avec Jones qu’il les appellerait du bar, par le téléphone intérieur, à un des postes du hall dont il avait pris le numéro.

Quand la sonnerie se déclencha, Malko décrocha tout de suite. C’était bien Jones. Sa voix était toute émoustillée.

— Y a personne de suspect, mais c’est plein de pépées à moitié à poil. On se croirait dans un « topless »[8]. Je suis au centre, à gauche du bar. De là, j’allume toute la salle. Je vous attends.

— Parfait. Mais fermez les yeux en m’attendant. Je ne voudrais pas que vos réflexes soient trop ralentis.

Après avoir arraché Milton à la Toronado, ils filèrent vers l’ascenseur. Pour cela, il fallait traverser tout l’hôtel en s’enfonçant jusqu’aux chevilles dans une mœlleuse moquette à fleurs.

A côté, il y avait une terrasse dominant Taylor Street, pratiquement réservée aux couples d’amoureux. Pendant que Malko se mêlait aux gens, attendant l’ascenseur, Milton alla faire un tour sur la terrasse. Près de la porte, il y avait une frêle Chinoise dans les bras d’un Chinois à lunettes. Milton tourna autour d’eux sans rien voir de suspect. Ils s’embrassaient à bouche que veux-tu, sans se soucier du monde extérieur.

— Tout a l’air tranquille, dit-il à Malko.

Milton inspecta soigneusement les voisins de Malko, mais il n’y avait que des têtes de bons Américains moyens.

Cet ascenseur était une des attractions les plus prisées de San Francisco. Au lieu d’être à l’intérieur du bâtiment, la cage était à l’extérieur. La cabine, toute en verre, montait comme une araignée accrochée à la façade, éclairée par des projecteurs. Au fur et à mesure de la montée, on découvrait la vue féérique de la ville illuminée. Le voyage jusqu’au 32e étage durait plus d’une minute.

Un peu angoissé, le gorille vit Malko disparaître dans l’ascenseur, et resta tout seul, un court instant. Déjà d’autres personnes arrivaient. Pour se distraire, il jeta un coup d’œil aux amoureux chinois. Ils avaient disparu.

Comme une bombe, il traversa la terrasse. C’était plein de couples enlacés dans l’ombre. Il hésitait quand un bruit de glace brisée le fit sursauter. Cela venait d’en haut, du mur de l’hôtel. Il courut au bord de la terrasse et se tordit le cou pour apercevoir la cabine.

Elle était arrêtée à mi-chemin.

Il s’interrogeait sur le bruit lorsqu’il vit une lueur brève partir d’un immeuble trois ou quatre blocs plus bas, juste en face : le départ d’un coup de feu. Maintenant il comprenait la raison du rendez-vous au Fairmont.

Après avoir repéré l’immeuble d’où était parti le coup de feu, il bondit hors de la terrasse, se perdit dans le dédale des couloirs et finit par trouver la petite entrée donnant sur California. Aidé par la pente, il fila comme une flèche.

Emporté par son élan, il faillit descendre jusqu’à Market Street, négocia son virage et s’engouffra, hors d’haleine, dans Mason, en plein Chinatown. L’immeuble qu’il cherchait était le troisième après le croisement.

Milton stoppa devant un petit hall gardé par un portier chinois. Au premier étage il y avait une boîte de nuit assez minable dont les photos étaient épinglées dans le hall. Milton s’engouffra dans l’ascenseur, comme attiré irrésistiblement par les délices des danseuses cambodgiennes, sous le sourire commercial du Chinois.

Le gorille appuya sur le bouton « Terrasse ». Il sortit son colt 357, releva le chien et le remit dans sa ceinture.

L’ascenseur s’arrêta sans une secousse. La porte s’ouvrit automatiquement. Ébloui par le néon de l’ascenseur, Milton cligna des yeux. La terrasse était plongée dans le noir. Il avait la main sur son pistolet quand une silhouette se dressa devant lui. Il enregistra la lueur orange du coup, entendit la détonation et eut l’impression de recevoir un marteau-pilon dans le ventre.

En tombant sur le ciment de la terrasse, il pensa : « Merde, ce que c’est facile de se faire buter ! »

Malko avait pris la queue au pied de l’ascenseur. Les hommes étaient en smoking et les femmes en robe longue ou de cocktail. Sa voisine était ravissante : une blonde aux cheveux soyeux moulée dans un fourreau lamé argent qui aurait éclairé une nuit sans lune. Elle étalait insolemment une peau dorée par le soleil des Caraïbes, un diamant gros comme une montre moyenne, et traînait la malédiction allant avec ces bienfaits : un type massif, au triple menton et aux yeux globuleux derrière des lunettes sans monture. Il la couvait des yeux comme un chien veille sur son os. Malko profita de la bousculade pour se rapprocher d’elle. Il enleva ses lunettes et plongea ses yeux d’or dans ceux de la jeune femme. Un instant, leurs regards restèrent soudés. Puis, elle papillota et jeta un coup d’œil affolé à son compagnon absorbé dans la contemplation du dos de son voisin.

Rassurée, elle accorda un pâle sourire à Malko et ne se recula pas quand il appuya imperceptiblement sa hanche contre la sienne.

L’ascenseur arrivait, presque vide. Galamment, Malko s’effaça pour laisser passer la jolie blonde et son cavalier. Malko, furieux, se retrouva coincé entre le dos énorme du type et, à sa gauche, une masse de mousseline rose et rebondie appartenant à une mémère endiamantée jusqu’aux orteils. Il commença sournoisement à s’infiltrer entre la mousseline et le dos hostile. Les exclamations admiratives fusaient de tous côtés.

L’ascenseur avait dépassé le building d’en face et la baie de San Francisco venait d’apparaître dans toute sa splendeur. Avec un peu de nostalgie, Malko pensa qu’un tel voyage devrait être réservé aux couples. Les cris énamourés de son énorme voisine l’agaçaient prodigieusement. Il en profita pour avancer une épaule et se glisser d’un seul coup. Maintenant, il n’était plus séparé de la vitre que par la blonde dont il avait le parfum dans les narines. C’était déjà beaucoup mieux.

Elle avait le visage collé à la paroi de verre. Le spectacle devait l’émouvoir car elle poussa un petit cri et se tourna brusquement vers Malko.

Une fraction de seconde, il vit un trou rond bordé de mousse rose sur la peau bronzée, juste à la limite du décolleté, puis elle s’effondra contre lui, les yeux déjà vitreux.

Un filet d’air frais entrait par une ouverture dans la vitre.

Le géant au triple menton poussa un premier rugissement en voyant Malko tenant sa compagne à pleines mains. Malko sentit cinq doigts d’acier s’enfoncer dans son épaule. Il allait s’expliquer quand le géant poussa un second barrissement et lâcha Malko. Une affreuse déchirure en séton venait d’apparaître sur sa gorge. Le sang giclait de sa carotide sectionnée. Il tenta de comprimer la blessure de ses deux mains mais glissa en arrière, sans tomber complètement, retenu par ses voisins, serrés les uns contre les autres.

Une femme qui avait reçu du sang hurla comme une folle. La voisine, en mousseline, de Malko se mit à le secouer frénétiquement en hurlant :

— Assassin, assassin, vous l’avez tuée.

Les gens comprimés à l’arrière ne se rendaient pas compte de ce qui se passait à l’avant. Ils crurent à un malaise. Quelqu’un cria :

— Appuyez sur la sonnerie d’alarme.

Malko repoussa violemment le cadavre de la jeune femme blonde qui s’affala contre la vitre et hurla :

— Ne stoppez pas la cabine !

C’était déjà trop tard. Quelqu’un avait appuyé sur le bouton. Avec une petite secousse la nacelle vitrée s’arrêta entre le 16e et le 17e étage.

Malko se laissa tomber par terre. Il avait eu le temps d’apercevoir la lueur de départ d’un coup de feu, à deux cents mètres de là, à vol d’oiseau. Il était le seul à savoir que c’était lui qu’on visait. Il comprenait pourquoi on lui avait donné rendez-vous au Fairmont. À cinq ou six blocs en face commençait Chinatown. La nacelle illuminée constituait une cible idéale pour le tueur embusqué sur le toit d’un building. Si elle ne repartait pas rapidement, Malko était condamné à une mort certaine. On avait dû observer son départ, pour être sûr de sa présence dans l’ascenseur…

Deux balles frappèrent la nacelle au moment où il se retrouva par terre. La grosse dame en mousseline poussa un cri perçant et s’effondra sur Malko, gémissant et remuant convulsivement.

Un bruit de verre cassé : d’autres balles s’enfoncèrent dans le corps de la grosse femme qui ne bougea plus.

Malko fit basculer le cadavre encore chaud et s’allongea à plat ventre derrière lui. Poussant et tirant, il parvint à entasser par-dessus, le corps du compagnon de la jeune femme blonde. Celle-ci gisait, face contre terre, ses longs cheveux poissés de sang.

— Je veux sortir, je veux sortir, cria une femme en pleine crise d’hystérie.

— Couchez-vous, cria Malko.

Personne ne l’entendit. Les survivants hurlaient à qui mieux mieux, sans comprendre. Ils étaient coincés entre ciel et terre, tant que les services de sécurité de l’hôtel ne remettraient pas la cabine en marche.

Les balles continuaient à frapper inexorablement. Il n’y avait plus que trois ou quatre personnes debout. A plat ventre, Malko se faisait tout petit derrière les cadavres. De temps en temps il sentait le choc mat des balles s’enfonçant dans les corps. Il y avait au moins deux tireurs, avec des fusils équipés de silencieux.

Soudain, un des derniers survivants hurla :

— Maggy, Maggy…

Un des panneaux vitrés de l’ascenseur s’effondra, frappé par plusieurs balles. Du coin de l’œil, Malko vit une grande femme en robe du soir plonger comme une folle dans le vide, laissant un escarpin derrière elle.

Son cri donna la chair de poule à Malko, diminua rapidement et s’acheva en un choc sourd : elle venait de s’écraser sur la terrasse du jardin d’hiver. 40 mètres plus bas.

Son mari se prit le ventre à deux mains et glissa lentement le long de la paroi, touché lui aussi. Au même instant, l’ascenseur se remit en marche doucement.

La grêle de balles redoubla. Le dernier couple encore debout s’effondra avec des cris de douleur. Malko devait être le seul indemne. Il s’était jeté à terre à temps. Quel massacre inutile. C’était évidemment le guet-apens idéal. Même un tireur moyen ne pouvait pas rater la cabine. Et pas moyen de riposter.

La nacelle s’arrêta au 32e étage. Malko se méfiait. Il resta étendu au milieu des cadavres. Les tueurs attendaient peut-être qu’il bouge.

La porte coulissante s’ouvrit. Le bavardage joyeux de ceux qui sortaient du bar s’arrêta net.

Une femme cria devant le spectacle d’horreur de la cabine.

— Mon Dieu. Ils sont tous morts ! s’exclama un homme. Il y a eu un accident.

— Un médecin, appelez un médecin, cria la femme.

Malko se dégagea lentement. Il sortit de la cabine en rampant, et ne se redressa qu’à l’abri du mur. Deux hommes l’aidèrent. L’un lui demanda :

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Vous êtes blessé ?

Malko secoua la tête sans répondre. La panique était indescriptible. Une jeune serveuse en collant noir, accourue contempler le spectacle, tourna de l’œil, et tomba dans les bras d’un étudiant boutonneux qui en devint écarlate.

Le bar s’était vidé. Près d’une centaine de personnes se pressaient devant l’horrible spectacle.

La haute silhouette de Chris Jones fendit la foule. Ses yeux gris et durs s’éclairèrent quand il vit Malko debout contre le mur. Bousculant les badauds, il fonça.

— Vous êtes blessé ? fit-il.

— Non, dit Malko. Mais il y a des blessés et des morts.

Le gorille secoua la tête, dégoûté.

Un médecin était penché sur les corps étendus dans la cabine. Un à un il les retournait et les auscultait brièvement.

— Il y en a deux qui sont encore vivants, dit-il rapidement.

On sortit les agonisants pour les mettre sur des civières, tandis qu’on étendait les cadavres sur la moquette rouge.

Au même moment un paquet de flics essoufflés, encadrés de civils sortaient de l’escalier de service. Chris Jones s’avança vers un sergent énorme et casqué qui avait déjà la main sur la crosse, et lui montra sa carte du Service Secret.

La pagaille était à son comble. Des tas de gens prenaient l’escalier de service, en profitant pour partir sans payer. En bas, la sirène d’une ambulance hurla et stoppa devant l’hôtel.

Malko s’épousseta et prit Jones par le bras.

— Où est Milton ? On tirait d’un des buildings d’en face. Normalement, il aurait dû monter avec les policiers.

Les deux hommes eurent la même pensée. Jones accrocha le gros sergent :

— Donnez-moi deux de vos hommes.

Deux armoires à glace bottées et casquées emboîtèrent le pas à Malko et à Jones. Ils dévalèrent les 32 étages comme s’ils avaient eu une escouade de serpents à sonnettes aux trousses et s’engouffrèrent dans une voiture de patrouille. Le flic qui conduisait fit un demi-tour, mit sa sirène et son clignotant et dévala California à 80 milles.

Pas trace de Milton.

En trente secondes ils furent au building repéré par Malko. Les voitures se garaient prudemment devant le bolide. S’ils avaient pu, les tramways seraient sortis de leurs rails. Les deux flics entrèrent les premiers dans le hall, l’arme au poing, et foncèrent sur le portier chinois.

— Tu as vu passer des types armés ? fit le sergent.

Le Chinois secoua la tête, terrorisé.

— Bloquez la sortie, ordonna Malko. Nous allons voir en haut.

L’un des deux flics se précipita dans la voiture pour demander du secours par radio. Jones et Malko étaient déjà dans l’ascenseur. Ce dernier appuya sur le bouton « Terrasse ». Sans mot dire, ils sortirent leur arme tous les deux.

Quand la porte s’ouvrit sur la terrasse, les deux pistolets étaient braqués vers l’ouverture. Jones plongea tout de suite dans le noir, suivi de Malko. Rien ne se passa. Dès que leurs yeux se furent accoutumés à l’obscurité, ils virent une masse sombre sur le sol.

Jones était déjà agenouillé près du corps et le tâtait sur toutes les coutures.

— Il est vivant, annonça-t-il. Hé, Milt, réveille-toi.

Dans son excitation, il lui cogna un peu la tête contre le ciment. Milton poussa un gémissement et porta la main à son ventre. Inquiet, Jones le tâta. Il trouva le pistolet passé dans la ceinture et le retira. Milton poussa un cri.

— Mon ventre !

Inquiet, Jones craqua une allumette et écarta la chemise de son copain. Il y avait un énorme hématome sur le ventre velu du gorille, mais pas de sang.

Il ne continua pas son examen. L’ascenseur déversa sur la terrasse un groupe compact de flics, armés comme des cuirassés, lampes électriques, mitraillettes, fusils, grenades à gaz. On fit cercle autour du blessé.

Soudain, Jones comprit d’où venait l’étrange blessure. Le pistolet de Milton, éclairé brutalement, montrait une drôle de protubérance sur la platine, juste au-dessus du pontet. Il le ramassa et l’examina.

Une balle s’était écrasée sur l’arme et y était encore incrustée. Le choc avait assommé Milton. Sans son pistolet il aurait un trou comme une assiette dans la colonne vertébrale. Un flic lui versa une rasade d’alcool dans le gosier et il se redressa en toussant. Soutenu par Malko et Jones il prit l’ascenseur.

En le voyant débarquer, le petit portier changea de couleur. Il serait tombé sans le geste amical du grand sergent qui lui glissa affectueusement le canon de son 45 sous le menton.

— Alors, comme ça, tu as vu personne, fit-il.

Et, crac, il lui assena une gifle de toute la force de son gant de cuir.

Le Chinois avala sa salive et quelques dents.

— Non, je n’ai rien remarqué.

Écarlate, le sergent le souleva d’une seule main.

— Bougre d’enfant de salaud, c’est peut-être bien toi !

L’autre gargouilla de plus belle. Alerté, le directeur de la boîte pérorait dans le hall dans un cercle de flics menaçants en jurant qu’à l’ouest des montagnes Rocheuses, il n’y avait pas un type plus respectueux de la loi que lui.

Milton s’approcha du portier en grimaçant de douleur.

— À défaut de types, demanda-t-il, tu n’aurais pas vu deux femmes ? Deux Chinoises, qui se ressemblent beaucoup.

Le portier s’étrangla de joie en avalant ses dernières dents.

— Oui, oui, elles sont montées il y a une demi-heure. J’ai cru que c’était une nouvelle attraction pour le Dragon d’Or. Elles avaient de grands sacs, comme les mannequins.

— Où sont-elles ? hurla Jones.

— Mais elles sont parties, fit le portier, enchanté d’être utile. Vous vouliez les voir ?

Jones hésita une seconde entre le coup de pied dans le ventre et le fou rire. Puis il haussa les épaules et dit au sergent :

— On est baisés. Celui-là, bouclez-le quand même. Tiens, pour « insultes à agent ». Ça lui ira bien. Je témoignerai qu’il vous a frappé.

Milton se sentait mieux. Il jurait sans interruption. On l’installa dans une voiture pour le ramener au Mark Hopkins. Il ne voulait pas aller à l’hôpital, il avait trop honte.

Malko était sombre. Cela tournait à l’hécatombe. Et il ne savait toujours pas les sinistres activités que couvraient tous ces assassinats.

Le seul espoir était que le grand-père de Lili Hua ait pu déchiffrer le document de la pièce truquée. Brusquement il se dit que la protection discrète de Richard Hood n’était peut-être pas suffisante. Il alla frapper à la porte de Chris Jones.

— Prenez votre artillerie et une brosse à dents et suivez-moi, fit Malko.

— Où allons-nous ? gémit le gorille. Vous trouvez qu’on n’a pas eu assez d’émotions aujourd’hui.

— Justement, répliqua Malko. Vous allez jouer les gardes-malades. C’est tranquille, non ?

 

Rendez-vous à San Francisco
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